À QUAND LES 100 ?
“À quand les 100 ?” me demande un ami. Je viens de terminer 64 couverts suspendus dans le réfectoire du Couvent qu’a construit Le Corbusier pour les Dominicains, à La Tourette près de Lyon.
Je trouve la question incongrue, déplacée. Le nombre de couverts que j’installe n’a pas de signification particulière. Il est proportionné aux salles à manger, rien de plus. Il y en avait 50 au Château de St Privat d’Allier, 12 dans la Galerie Domi Nostrae, 22 au Chatam, salon du restaurant La Rotonde à Charbonnière… et 64 donc, chez les frères dominicains.
Pourtant, le chiffre 100 me saute à la mémoire. Bien sûr! La table aux 100 couverts ! C’est le meuble royal du Château de mon enfance ! Il faut que je le dresse ce couvert là. Ça prend sens pour moi. J’écris au Directeur du Musée du Château, je le convaincs, et voilà.
Nous sommes quelques années après. Rencontres, études en tous genres, déplacements depuis Villeurbanne où j’habite, mesures, essais, inquiétudes, accouchement saccadé. D’après mes calculs, la table aux 100 couverts n’en contient que 76.
Le menuisier en compte 72. Il va réaliser sous le plafond auquel on ne peut toucher, le chemin de bois nécessaire à la suspension, que j’appelle grill par emprunt au vocabulaire des théâtres. Je lui fais confiance. Techniquement, le réalisateur, homme de l’art , se trompe moins que le concepteur. On ne peut mettre que 72 convives autour de La table aux 100 couverts. Et encore des couverts très serrés. Un tous les 50 centimètres. Les épaules se touchent. Cet espacement permet d’obtenir une densité visuelle suffisante avec un matériel grêle, réduit aux ustensiles minimum, sans accessoires de service, ni décoration, ni mets, sans nappe pour faire-valoir. Mes couverts sont des épures, des couverts pauvres. 72, c’est le réel. 100, c’est pour le slogan.


XIXÈME
La table aux 100 couverts, cette starpeople imposante, est caractéristique d’un XIXème siècle que j’aime… et déteste. Grandiose et horripilant il va chercher sa pompe dans les hautes périodes, et n’ose pas exhiber la sagacité technologique qu’il exerce dans maints détails fonctionnels. Il ne craint pas le mensonge : les solives de la Salle des États sont des caissons imitant du bois plein!
En effet, quand on voit cette table, on a beau la savoir démontable, on voudrait ne pas y croire, ça ne nous intéresse pas, c’est sans importance. Le commentaire du guide sur l’usage éphémère du mobilier ancien nous effleure à peine. Le faste de cet alignement de planches sur tréteaux s’impose et suspend le temps. La patine, comme toute patine, renvoie à une intemporalité historiquement floue, un jadis, comme dirait Quignard. On veut que cette table ait toujours été là, et qu’elle y reste par évidence phénoménologique.


PAUPAYSAGE
La couverture d’un livre intitulé “Pau, un siècle d’architecture sacrée 1801-1905”, montre les deux flèches de l’église St Jacques, et celle de St Martin, sur fond de Pyrénées enneigées, avec en dessous, en grand, le nom PAU.
Bonne composition typographique, belle image, et beau mot, surtout si on le prononce à la béarnaise.
Une image apparentée figure sur une carte postale, signalée récemment comme la plus chère du monde. Deux cent mille euros avec les frais d’enchère. On y voit St Jacques depuis St Martin. Elle porte au verso, un dessin que Picasso posta à Apollinaire, depuis Bedous, le 9 septembre 1918.
Peut-être est-il temps qu’on sache que mes parents se sont marié à St Jacques, et que j’ai été baptisé à St Martin.
Si j’étais un artiste célèbre, on claironnerait que je fais partie de ce paysage. Et la carte postale avec vue sur St Jacques vaudrait encore plus cher.
Toutes les vues générales de Pau sont dominées par ces trois flèches néogothiques, qui pointent le bet ceu… et mon ego.


LECTURES
Déception. L’étymologie de PAU ne serait pas le nom béarnais du PIEU des fortifications qui entouraient le château. PAU est nommée PAU deux siècles avant que n’existent les dites fortifications. Le nom viendrait de la racine pré indo-européenne PAL, qui signifie rocher escarpé. “C’est le caractère abrupt du site palois qui a dû servir à nommer le lieu” dit Dominique Bidot-Germa dans Petite Histoire de Pau, Cairn 2013, à la page 15.
Déception vraiment ? Je voulais en effet faire un couvert sur pieux, un vrai couvert de Pau. L’art ne doit aucune allégeance à l’Histoire, ni à d’autres exactitudes. Il doit fidélité, au souvenir, à ses constructions, ses embrayages fantasmatiques qui guident. Question de respect du cœur. Pas d’aliénation factuelle. C’est difficile à admettre pour moi, si admiratif de tout ce qui est science, si émerveillé par le spectacle logique.
(…)
Avance la lecture de cette Petite Histoire de Pau. Il était temps que je m’attelle à connaître cette / ma Ville. Alors je persiste. Après quelques pas hésitants, j’y vais franchement. Un vrai miroir. Ce qui m’a été légué comme anecdotes, noms, images, revient, bâti et consolidé. Des trous de mémoire sont comblés, des legs repérés, authentifiés ou invalidés, des gauchissements rectifiés, des fantasmes abattus. Réinjecter tout ça dans mes fondations artistiques. Le travail qui a pris un tour mémoriel important devrait s’en tenir mieux.
(…)
Entamé aussi la Biographie de Henri IV par François Bayrou. Elle met en relief des personnages aplatis ou inexistants dans la littérature scolaire. Jeanne d’Albret en sort forte, intelligente, moi qui la voyait lascive sur le grand Devéria du Musée des Beaux-arts, et sa petite esquisse du Musée du Château, où elle est surtout en dépression post-partum.
Et puisque les biographies sont aussi des miroirs, voici que je me découvre “réconciliateur” de l’art contemporain avec l’art non-contemporain qui mènent une vraie guerre de religion où je me sens huguenot.


ENFANCES
Un personnage célèbre a dit: “il n’y a qu’un pays, c’est l’enfance”.
Le Béarn, pays de mon enfance se retrouve donc le “pays” de “mon unique pays”, mon pays à double titre. Et comme c’est aussi là que je suis né à l’art, que c’est le lieu de mon enfance-de-l'art , c’est mon pays à triple titre.
À quoi s’ajoutent mes pays Pau et Billère -naissance et petite enfance puis adolescence. Jusqu’ici cinq fois né, il est temps que j’arrête une comptabilité m’enfonce en enfance.


CLIMATS
Je me souviens qu’un hebdomadaire, genre L’express ou Le Point, publiant dans les années 70/80 un classement des villes françaises, avait mis Pau dans les trois premiers pour l’ agrément de vie, et dans les tous derniers… pour la culture. Que donnerait un tel classement aujourd’hui ?
Ça allait sans m’étonner... j’étais sensible mais perspicace. Une fois quitté ma ville, je n’y suis jamais revenu. Comme si son climat météorologique lénifiant avait déteint sur son climat artistique. Et je cherchais un art vif, un art de confins secs. La verdure m’étouffait qui m’accueille si bien aujourd’hui.


TAPISSERIES
Un membre de la conservation a fait la remarque heureuse que le couvert et les tapisseries qui l’entourent avaient en commun des fils qui les maintiennent.
Toujours eu tendance à révérer et, titiller le passé. Au palais St Jean, à Lyon, en 1986, j’avais fait, dans les hauteurs déjà, deux installations dont l’une, rampe de livres montant contre les murs d’un salon, encadrait la solide marqueterie d’un plancher XVIIème auquel je rendais révérence. L’installation s’en éloignait en prenant de la hauteur (pour ne pas que l’aujourd’hui perde la face devant l'hier ?).
Ici, Salle des États, la situation est inversée. L’ancien encadre le nouveau. Les tapisseries splendides révèrent le couvert, et la table absente. Elles veillent sur la pluie de cordelettes tombant du plafond pour suspendre. Du coup, on voit bien que l’installation est tenue par une chaîne, comme les tapisseries, et que Les 100 couverts sont un COUVERT DE HAUTE LISSE.


Achevé en mars 2016 d’après des notes dispersées
Dominique BLAISE