Claire PEILLOD, LYON-POCHE
Octobre des arts, supplément au n°70 1986
Les installations de Dominique Blaise sont spectaculaires, brillantes, dangereuses, d'une virtuosité qui fait souffler l'esprit du cirque dans le monde compassé des Beaux-Arts. Partant du sol, des murs, en l'air, il suspend des livres, ou des chaises et des tables, avec un équilibre si ténu que cela tient de la magie. Mais pas d'une magie noire: une magie drôle dont on peut voir aussi les "Ficelles", pleine de vie, comme si un grand cataclysme heureux avait bouleversé ces objets quotidiens.
C'est une sorte de Horlà sans angoisse, dont le seul but serait de faire danser l'espace, de montrer les facéties des plans et de la perspective, de faire que le spectateur se sente tout à coup gagné par la légèreté et l'univers tout entier avec lui. Les tables de cuisine et les chaise en bois blanc, les tasseaux qui les soulèvent, et les verres, qui jouent aux absents, révèlent aussi leurs potentialité de dessin. Leurs traits arpentent toutes les dimensions de l'espace et le spectateur se promène à l'intérieur de la page blanche. Que d'émotions !
Guy ARGENCE, LE JOURNAL D'OCTOBRE DES ARTS
Galerie ATHISMA, 1986
Dans la sculpture moderne et contemporaine, l'objet a souvent vu son sort lié à une stratégie du détournement par laquelle s'opère une mutation de son statut: transfert de la dimension fonctionnelle à l'esthétique. Dans l' œuvre de Dominique Blaise, de prime abord les objets, chaises et tables, semblent se plier à cette loi. De fait, le traitement des unes et des autres ne présuppose pas un "destin social commun" de l'objet, que la mise en œuvre critique, déviante et fondatrice aurait pour tâche de briser aux fins d'une conquête de l'état esthétique, pur et originel. Devant les montages échafaudés avec une science consommée des lois de la pesanteur, on garde le sentiments que chaises et tables, loin de faire dissidence, s'accordent à leur nature. Pour le moins se rendent-elles conformes à elles-mêmes. Cette conformité, la table par exemple l'établit, par quelque prouesse de construction, en s'érigeant comme son propre système de notation. Tablature d'une espèce particulière: conjointement instrument de mesure et objet mesuré. Ce système, autonome, autarcique à souhait, recoupe une des constances de l'art du siècle: la redondance. A ceci près que, notamment dans certaines pièces d'accumulation de chaises, le procédé périssologique travaille en vue de la définition de l'unité de base (la chaise). On assiste alors à sa meilleure assise possible dans l'image dérivée et lointaine mais étymologiquement proche de la cathédrale. La répétition étudiée, pliée aux lois d'un rapport d'éléments toujours en mal de rupture, assure chez Blaise le triomphe de l'objet.
Hervé LAURENT, "dominique chez les dominicains", catalogue de l'exposition au couvent de Le Corbusier à La Tourette, 2009
Dominique chez les Dominicains
Dominique Blaise ne m'en voudra sûrement pas si je le présente en héritier du minimalisme et de l'art conceptuel. Ces deux grands moments qui ont marqué l'histoire (encore) récente de l'art, il les intègre dans une dynamique de recherche tout à fait singulière où la tautologie, sur laquelle se fondait toute la réflexion minimale et conceptuelle, n'est plus l'unique horizon de signification de l'œuvre. Certes, il n'oublie pas qu'une table est une table est une table... et qu'il y a bien «Une et trois chaises»: celle qu'a réalisée le charpentier, celle qui est photographiée et enfin celle que définit le dictionnaire, suivant la célèbre trinité établie par Joseph Kosuth au cœur du temple-musée de la seconde moitié du XXe siècle; pourtant, ses recherches l'amènent à dépasser l'approche purement analytique, qui ne constitue qu'une étape de clarification préliminaire, dans un processus d'élaboration devenu beaucoup plus complexe.Du minimalisme et de l'art conceptuel, Dominique Blaise reconduit l'exigence logique, mais cet organon il s'empresse de le compléter par une approche linguistique large puisqu'elle inclut aussi bien les grandes figures de la rhétorique (métaphore, métonymie, synecdoque, oxymore) que les jeux de langage poétiques (allitérations, anagrammes, homophonie), savants (références, citations) ou précieux — Dominique Blaise est un artiste baroque empreint du classicisme des avant-gardes —, et même faussement triviaux: il y a, parfois, un ton Almanach Vermot dans ses notes de travail ou l'intitulé de quelques-unes de ses pièces.
Du côté de la logique processuelle les travaux de Dominique Blaise s'appuient sur une stratégie de simple et claire énonciation. Du nanan pour le critique: la description s'effectue sans reste (ce qui ne dispense pas pour autant du travail herméneutique). Exemples. Un: au moyen d'objets du quotidien (mettons des tables), l'artiste occupe un espace pour mieux le donner à percevoir dans sa physicalité singulière. L'assemblage obéit toujours à des règles simples dont l'évidence s'offre à tout spectateur un tant soit peu disponible. Les équilibres sont réalisés sans le secours d'aucun élément de liaison: ni clou, ni scotch, ni rien qui fasse tenir, sinon la loi de gravité et les possibilités d'accroche des modules utilisés. Deux: un désordre apparent de chaises renversées en tout sens témoigne cependant d'une secrète organisation que l'esprit peut déduire de l'examen du document photographique qui a enregistré cette dispersion. La position du spectateur (en fait, de l'objectif de l'appareil photo) définit celle de chaque objet dans l'espace perspectif ordonné par le point de vue: aucune partie d'une chaise renversée ne doit cacher une partie d'une des chaises qui l'entourent. A ce stade, les installations de Dominique Blaise se donnent pour ce qu'elles sont et rien d'autre: des arrangements d'objets la plupart du temps récupérés sur place, qui occupent l'espace d'exposition selon des principes d'organisation simples et purement laïques, c'est-à-dire sans mystère, parfaitement a-symboliques.Il y a des tables (ou des chaises) et il y a un espace dans lequel elles ont été disposées en vertu d'un principe qui n'a pas besoin d'être énoncé tant il est aisé de le découvrir à qui veut bien s'en donner un peu la peine. Ces deux exemples ne sont cependant pas identiques puisque dans le premier l'installation est réalisée et présentée dans et pour l'espace d'exposition, c'est un travail in situ («site specific» en version américaine) alors que, dans le second, l'espace est représenté au moyen de la photographie ce qui suppose un point de vue unique, celui-là même qui permet de lire après coup un certain ordre, une certaine régularité: la règle de non recoupement, dans le désordre immédiat des chaises renversées. De l'un à l'autre exemple court un même souci d'élucidation: il s'agit d'intervenir simplement — et aussi économiquement — dans le réel pour nous rappeler qu'il est toujours en attente d'intelligibilité. Dominique Blaise propose une géométrie inscrite dans le sensible, soit une science dans laquelle les concepts restent étroitement liés aux percepts, une forme particulière de matérialisme mais qui ne peut s'empêcher de regarder du côté de l'idéalisme comme d'un prolongement inévitable dont il conviendrait toutefois de se méfier. Tables et chaises deviennent des instruments de mesure de l'espace mais elles rappellent l'usage domestique pour lequel elles ont été conçues. C'est bien de penser à nouveaux frais la question de l'habiter qu'il s'agit… et là le symbolique, dont semblaient exemptes les installations de Dominique Blaise, opère son retour (comme ailleurs, le refoulé).
Aussi risque-t-on de passer à côté du travail de Dominique Blaise si on ignore la dimension connotative qui résulte de l'emploi (ou, bien souvent: du contre-emploi) d'éléments quotidiens. L'échelle métallique fonctionne dans de nombreuses situations en sa qualité de module servant à la construction de dispositifs spatiaux. Par la valeur ajoutée de la nomination, voilà qu'elle devient «Echelle de Jacob». Du coup ce n'est plus seulement l'espace concret qu'elle permet de reconfigurer, ou quelque loi physique de vérifier, bien qu'elle continue à faire l'un et l'autre, mais, à travers la référence biblique, c'est un usage plus métaphorique qui est mis en concurrence avec ses usages profanes. Il n'est plus possible ici d'envisager l'œuvre dans la seule perspective du minimalisme ou même d'un pur développement conceptuel. Une échelle n'est pas, ne peut pas être, qu'une échelle. La tenir dressée par la vertu d'une corde tendue et bloquée sous une pierre qui sert de contrepoids c'est bien sûr laisser apparaître le jeu des forces qui produisent l'équilibre, mais ce protocole expérimental n'empêche pas que la position de l'échelle fasse référence à l'épisode biblique (Genèse 28,10-12) inscrit dans la culture chrétienne et actif dans son imaginaire. Cette inscription, le titre donné à la sculpture l'enregistre sans réticence; par là même, il ouvre une dimension interprétative nouvelle, qui ne contredit pas une lecture purement phénoménologique mais s'y ajoute. Ce dédoublement du champ de signification de l'œuvre est problématique. Que Dominique Blaise ait décidé de poser un tel problème en procédant à la désignation comme Echelle de Jacob d'une échelle métallique dressée sans appui supérieur n'est sans doute pas innocent. Le commentaire se voit ainsi mis en crise, dans sa prétention à épuiser le sens de l'œuvre, alors que c'est elle qui semble lui assigner comme tâche de parcourir, en un va-et-vient permanent le long de l'échelle interprétative, le chemin qui relie le littéral au métaphorique, l'idéalisme au matérialisme, le prosaïque au symbolique.
On comprend pourquoi, il ne pouvait rien arriver de mieux à Dominique Blaise que d'exposer au couvent de la Tourette; en ce lieu où se superposent sans se confondre deux sanctuaires: celui de la tradition religieuse et celui de la modernité laïque, celui qu'habite l'intellect aimanté par la foi (fides quaerens intellectum) et celui que Le Corbusier essaya de construire à partir de principes esthétiques rigoureusement déduits de la pensée rationnelle. Un vrai problème, qui n'est pas sans présenter quelques similitudes avec celui repéré plus haut. Il s'y ajoute le fait suivant, qui mérite d'être remarqué: Dominique chez les dominicains (et chez Le Corbusier) crée quelques nouvelles œuvres, mais il décide surtout d'actualiser des installations importantes, dont d'autres versions ont déjà été présentées ailleurs.
Ainsi du couvert dressé dans le vide du grand réfectoire. Ce qui varie, outre la taille de l'ensemble et les objets utilisés pour le réaliser, c'est le titre, dont nous retrouvons ici l'importance. A Capécure (1), c'était «À table» — le langage courant est métonymique, Dominique Blaise le prend à son propre jeu et procède, dans les faits, à l'élimination de l'élément qu'il énonce. Au final, en additionnant les ellipses du titre (le couvert n'est pas nommé dans l'injonction à passer «à table») et de l'œuvre (la table absentée), il obtient, en deux temps, une équivalent plutôt convaincant du paradoxe de Lichtenberg concernant «le couteau sans lame auquel il manque le manche". Au couvent de la Tourette, l'installation ne varie que de façon à s'adapter aux particularités du réfectoire, son résultat reste inchangé: organiser l'absence du support (le plateau de la table du repas) en suspendant dans le vide assiettes, verres, couteaux, fourchettes et cuillères. Ce faisant, elle duplique, cette fois-ci, le raccourci verbal de son titre: «Le couvert des frères». Passé la surprise de la découverte, on voit clairement le système d'attaches qui permet de maintenir en suspension les objets. Il n'en reste pas moins que l'illusion, même éventée ou, peut-être, justement parce qu'elle l'est, continue à fonctionner et à produire de l'émotion, mais — et c'est capital — en connaissance de cause. Au plan qui fait défaut, à l'assise qui se dérobe, il faut substituer un travail de mise à niveau parfaitement réglé, une importante mise en œuvre, puisqu'aussi bien l'œuvre c'est cela, de la technique bien sûr, mais surtout une capacité à faire apparaître un vide, une béance et à travailler avec. Et ce manque constitutif, Dominique Blaise se garde bien de le nommer, si bien que dans l'une et l'autre des deux présentations évoquées, l'incomplétude du titre ne fait qu'empirer la crise de la représentation.
Dominique Blaise investit le couvent de la Tourette avec des tables: une, dont c'est l'absence qui est travaillée, on vient de l'exposer, et une autre, dont c'est la présence qui est augmentée par un éclairage au néon en manière d'hommage au minimalisme alors même qu'elle s'en démarque par son espiègle ostentation (2). Enfin, il utilise celles qu'il trouve sur place, comme il l'a toujours fait. Ces tables sont liturgiques; elles vont lui servir de support mais leur statut «aimante» les objets qu'elles accueillent: une pierre devient par position et par contagion «pierre d'autel», un i-book se trouve transfiguré en «missel», ou bien est-ce la fonction «missel» qui se trouve absorbée par lui? La logique nominaliste qui gouverne ces assemblages on la retrouve dans la série des volumes. Ces livres paradoxaux — ces rêveries autour du livre que matérialise un travail de reliure singulier — ne comportent aucun texte, mais, comme des œuvres d'art, possèdent un titre, encore que ce soit toujours de façon temporaire puisqu'ils en changent chaque fois que change de nature l'institution qui les présente. Ces livres ne délivrent aucun texte; les titres qu'ils reçoivent leur restent extérieurs, circonstanciels: il ne sont jamais assez puissants pour les marquer définitivement: sur ces couvertures, pas de dorure «au fer», comme on dit en bibliophilie. Leur mode d'être résiste à l'imposition du sens, ils sont et restent des a-sémaphores. Mais ils sont, pour les mêmes raisons, disponibles, vacants, ce qui fait que n'ayant pas de titre qui identifierait un texte qu'ils ne recueillent pas, ils peuvent en prendre plusieurs, chacun d'eux venant draper leur nudité essentielle, le temps d'un usage mondain. On pourrait avancer que ce travail éditorial est exemplaire d'une position de rigoureux a-gnosticisme, je ne m'y risquerai pas (pas ici, pas maintenant), mais j'y pense, je ne peux m'empêcher d'y penser, et sans doute, est-ce bien ce que Dominique Blaise cherche à produire chez ses lecteurs contrariés.
Si le texte n'accroche pas aux pages des «volumes», il fonctionne par contre à plein régime dans le travail de notes qui accompagne désormais les projets d'exposition.Fragmentaires, aphoristiques, aporétiques, les notes sont de véritables outils exploratoires par lesquels la pensée de l'exposition, mais aussi le travail de l'œuvre est sans cesse remis en perspective. Elles sont régulièrement recueillies sur le site de la revue en ligne www.notesbulletin.net qu'anime Catherine Jackson et/ou partiellement publiées (comme c'est le cas pour le présent catalogue), à la faveur du travail éditorial qui accompagne les expositions.Les notes enregistrent un corpus riche et ouvert de réflexions, d'hypothèses, d'intuitions qui croissent et se succèdent de manière non linéaire (plutôt buissonnante), non hiérarchique, et trouvent à s'exprimer aussi bien à travers des concepts philosophiques (Dominique Blaise est un grand lecteur de Ludwig Wittgenstein, entre autres) que des figures rhétoriques, jeux de mots approximatifs, dérives étymologiques à la Brisset,... bref un arsenal d'énoncés très complet et tout à fait éclectique. L'activité linguistique est donc intimement liée à l'accomplissement de l'œuvre et à sa publication. Il n'en reste pas moins vrai que le travail de recherche poursuivi ne peut se résumer à des jeux de langages, aussi pertinents, aussi éclairants, aussi stimulants soient-ils. Ce que le spectateur déambulant dans les couloirs et les salles du couvent de la Tourette va expérimenter ce seront d'abord des interventions qui modifient sa perception de l'espace. On pourrait penser à des tentatives d'ameublement. Par exemple, des échelles sont installées dans les stalles de l'église et contre les murs de la crypte. Elles vont chercher la lumière, elles donnent la mesure d'une... échelle (!) domestique qui commente, par comparaison, la monumentalité de l'édifice. Des bancs ont été déplacés dans la salle capitulaire, montés en un ensemble qui hésite entre dérangement et arrangement. Les demi-chaises des «Parloirs» semblent s'enfoncer dans les murs des couloirs comme dans des parois liquides. Enfin, les cannes à pêche dans le puits central tissent un réseau rayonnant de liens qui agrippent l'architecture par toutes ses aspérités, ses saillies. Elles sont installées au cœur d'un non-lieu ouvert aux quatre vents, pentu, déserté, un intervalle qui n'a d'autre qualité que d'inscrire un vide autour duquel sont articulées les différentes parties du bâtiment. Ainsi, c'est à nouveau le vide, et en position centrale une fois encore, qui est comme le noyau de développement de l'œuvre. C'est aussi le défi auquel elle répond par la richesse problématique des situations sensibles qu'elle inscrit dans la réalité, ne cessant par là de la re-configurer.L'occupation pacifique mais exigeante du couvent de la Tourette permet de prendre la mesure de cette pensée plastique qui sait être topique sans pour autant se détourner des questions fondamentales qui la travaillent. Pensée en mouvement et pensée du mouvement, logique et sensualiste, inquiète, impure, baroque, anti-essentialiste — qui peut accepter de se fixer, à la rigueur, le temps d'une exposition, mais pour ensuite se redistribuer ailleurs, en se régénérant au passage dans le bain linguistique des «notes» qui précèdent et accompagnent chacune de ses avancées et de ses reformulations. Dominique chez les dominicains c'est le malin génie dans la maison de Dieu (ou des Dieux: celui des chrétiens et celui des architectes). Il bouscule tout sur son passage, c'est son rôle et, de toute façon, il ne sait pas faire autrement. Pourtant, on aurait tort de ne pas le remercier pour le dérangement, cette manifestation, si rare aujourd'hui, de l'intelligence.
(1) Dominique Blaise se donne toute latitude pour changer les dimensions d'une installation qu'il s'emploie à adapter aux différentes situations dans lesquelles il l'actualise. Il s'autorise aussi à en changer à chaque fois le titre.
(2) Il s'agit de «Veille» ou «La table de Dan Flavin». Le dispositif a des allures de citation espiègle, il n'en rappelle pas moins que l'œuvre de Dominique Blaise consiste en une relecture attentive du travail des avant-gardes.
DOMINIQUE BLAISE, CHAISES ET TABLES
L'artiste lyonnais Dominique Blaise, professeur en école d'architecture, construit son œuvre sur le principe de l'installation, du provisoire, de la tension, de la déviation, de l'appui.
Dans ses travaux précédents, il a utilisé le livre comme élément, notamment encastrable, solidifiant, porteur. Aujourd'hui ses travaux contiennent des mises en scène d'objets du quotidien, en particulier des tables et chaises, au milieu desquelles se déclinent les principes de base de « l'appui physique ».
Chaque œuvre de Dominique Blaise dispose d'un certificat. Ce document est établi selon une méthode immuable. Après avoir donné un titre au travail, l'auteur décrit toujours celui-ci de la même manière chirurgicale, désolidarisant les éléments du tout et expliquant la fonction de chacun dans une sorte de muséographie de leurs caractéristiques : description de la technique, des mesures etc. De plus ce document contient une partie traitant de la mise en place du travail, comme un déterminant du dessin. Le tout est daté et signé.
Les titres des travaux de Dominique Blaise sont toujours composés avec une simplicité remarquable, ainsi qu'honnêteté et/ou banalité. Ils comportent généralement une ou deux propositions, unies/combinées par une conjonction ou une ponctuation. Ils rendent ainsi visible en toute simplicité, le sens premier des installations. Les trois œuvres de l'artiste, qui ont été exposées au musée d'art contemporain de Lyon, en donnent une image remarquable.
« Le couvert », « deux chaises 3,2, 1 », « La table et la chaise » à cette dernière œuvre nous allons maintenant, prêter attention.
« Une table et une chaise au bout de deux baguettes de bois, pieds appuyés contre le mur ». La description de cette œuvre par l'artiste est développée en accord avec la banalité du titre en un glissement, en une déviation complexe, dont la visée est de donner une représentation objective dans une formule mathématique, portant le sens, comme lorsque deux trains se croisent dans les exercices scolaires des écoliers français, ou comme un robinet qui coulerait dans une baignoire non étanche.
Tout est incertitude. Une remarquable simplicité, qui aboutit à une complexité, qui s'attache à mettre mutuellement en rapport les lois physiques fondamentales et la résistance des matériaux.
Dans un dictionnaire de la langue française, on trouve la définition suivante du mot « table » : « Objet comportant une surface plane et horizontale, généralement conçu en bois, sur lequel on peut poser des objets ». Et pour « chaise » : « Meuble avec dossier, ne comprenant néanmoins pas d'accoudoirs ; il est possible de s'asseoir dessus ». La définition du dictionnaire désigne clairement l'usage.
Hors chaque observateur confronté à « La table et la chaise » peut constater le caractère déroutant de la manière d'intituler cette œuvre, puisqu'aucun des termes choisis ne correspond aux caractéristiques relevées dans le dictionnaire.
Déjà, la position des objets installés interdisait strictement de les utiliser.
D'un coté il y a donc ce titre anodin, qui fait dialoguer des objets du quotidien archétypaux, et annoncés comme tels, de l'autre une chimère (synthèse physique et technique). Les mêmes objets sont présents « entièrement » et pour autant dénués de leur fonction originelle, et par leur position redressée : sublimés. Blaise joue ainsi avec ce décalage entre la remarquable simplicité des objets et la façon de les donner au regard. Il recourt aux lois de la physique, qui vont de la lourdeur à la légèreté, par des étaiements et des suspensions, éprouvant leur résistance jusqu'à atteindre le point de rupture , constituant ainsi un mausolée des objets quotidiens dans un rituel quasi-religieux, qui laisse pareillement le saint, le profane ou l'initié appelés par le péché.
Thierry PRAT, catalogue MAC Städtische Galerie Göppingen, novembre 1989 janvier 1990